Génocide arménien : tout reprendre à zéro
Gilles Hertzog
La députée UMP Valérie Boyer
Une courageuse parlementaire, Valérie Boyer, vient de faire voter à l’Assemblée nationale une loi pénalisant la négation de tous les génocides, entendez le génocide des Arméniens en 1915, seul des quatre grands génocides du XXème siècle, en effet, qui n’ait pas été reconnu – sans parler de ses auteurs ottomans – , par les continuateurs turcs de l’Etat ottoman et, de plus belle, par l’Etat turc d’aujourd’hui !
Valérie Boyer, députée de Marseille, a de la suite éthique dans les idées. BHL et moi-même avions croisé cette jeune et belle militante il y a presque dix ans, en mai 2002, à la veille des élections législatives, lors d’un meeting à Marseille, de François Bayrou contre le Pen, l’homme du « détail » qu’auraient été les chambres à gaz nazies, à l’heure où cet individu tenait immonde meeting à quelques blocs de là, au Pardo. L’engagement de cette femme contre les idéologies de la haine et le négationnisme, on le voit, ne date pas d’hier.
Marseille est la ville de Marcel Pagnol et Albert Cohen. Marseille est le port d’où partirent les Brigades de la mer allant ravitailler l’Espagne républicaine. C’est la ville de Varian Fry, ce conseil américain qui, en 1940-41, exfiltra par milliers artistes, intellectuels (dont André Breton, Claude Levi-Strauss, Max Ernst), les Juifs, les anti-fascistes allemands, pourchassés par Vichy. Marseille est la ville d’accueil depuis cent ans des humiliés, des proscrits, des affligés de toute la Méditerranée. Valérie Boyer est l’héritière et la continuatrice de ce Marseille-là.
Peu importe, aux yeux de la canaille idéologique et la canaille tout court. Outre qu’elle est menacée de mort et de viol, en Turquie mais aussi, ici ou là, en France, Valérie Boyer est accusée par nos petits Tartuffes d’électoralisme. Figurez-vous qu’il y a une forte communauté arménienne à Marseille. Hou, la politicienne ! Rendez-vous compte : la méchante tient compte de ses électeurs ; elle prend en compte leurs demandes ; elle répercute leur attente (ici de pure justice) à travers une loi ! Mais c’est très mal, tout ça ! A hypocrites, hypocrites et demi. Depuis quand, les élections ne serviraient-elles pas à faire entendre la voix des citoyens, de ces sans-voix que nous sommes tous, peu ou prou, le reste du temps ? C’est bien le seul moment ou presque, où tous peuvent faire pression sur le personnel politique, où leur « voix », au sens propre, compte, où les hommes et les femmes sans qualité que nous sommes pour la plupart d’entre nous, formons un corps politique et faisons œuvre, en effet, de politique. Et il faudrait que les Français d’origine arménienne, que vous et moi si nous sommes de Marseille, n’usent pas de ce droit et de ce pouvoir donnés durant cette bienheureuse parenthèse? Et il faudrait ne pas entendre ces Français, d’origine arménienne ou pas, n’en pas tenir compte, être au-dessus de cette vox populi, de ce vulgum pecus ? Cette subordination, le temps de l’élection, du politique au peuple souverain, s’appelle tout bonnement la démocratie. Je te donne mandat, pour que, de ce mandat, tu fasses bonne loi et chose politique utile. C’est ce qu’a fait Valérie Boyer, comme s’y prêteront demain, des centaines de candidats aux fonctions parlementaires et de représentation de nous-mêmes.
Il se trouve, de surcroît, que les intérêts « particuliers », les demandes « catégorielles », parfaitement dignes et légitimes en tant que tels, des électeurs marseillais de Valérie Boyer, expriment au-delà d’eux-mêmes, au-delà de leur « particularisme » et de la temporalité politique du moment, des idées et des enjeux qui les dépassent, les universalisent. Merci aux Arméniens de Marseille, qui, par l’universalité de leur exigence si peu « particulière » de justice, font de nous des sujets universels. De même que nous étions tous, en mai 68, face à la meute contre Daniel Cohn-Bendit, des Juifs allemands, nous sommes tous aujourd’hui des Arméniens de Marseille.
Autre obscénité : certains, pour ne pas dire beaucoup, en particulier dans les milieux économiques, crient haro sur notre perturbatrice qui, par ses foucades irresponsables, mettrait en péril, par ces temps de crise, notre beau commerce extérieur, en l’espèce nos échanges avec la Turquie. Ah, les éternels intérêts commerciaux, hier avec Kadhafi, aujourd’hui avec la Chine et la Turquie, demain avec Poutine, qui nous font mettre notre drapeau et le drapeau des droits de l’homme dans notre poche. Chantage au boycott des produits français à Istanbul ; chantage à la perte d’emplois ici. Chantez, braves gens.
Venons-en à la Turquie. Soi-disant « l’offensée ». Il suffit de voir la surréaction confinant à l’hystérie des autorités turques et d’une majorité de la population, à qui a continument été caché le génocide des Arméniens (maquillé en représailles limitées contre leur « trahison » -totalement inventée- au profit de l’ennemi russe). Cette tentative paranoïaque de recouvrement d’une culpabilité collective est, s’il en était besoin, la preuve-même du crime passé et du déni souterrain qui travaille le peuple turc, déni dont l’impossibilité, à la lettre, « le rend fou », car l’œil de Caïn est toujours dans la tombe. Quand on n’a rien à se reprocher, recourt-on à pareil tir de barrage ?
Ce qui échappe à bien des citoyens turcs par ailleurs parfaitement honnêtes, par la faute de leur gouvernements successifs et de l’enseignement négationniste dont ils sont abreuvés dès l’enfance, c’est qu’un peuple, en reconnaissant courageusement, douloureusement, les faces sombres de son histoire, – à commencer par nous-mêmes Européens, avec le colonialisme, les deux guerres mondiales, la Shoah –, non pas s’humilie et se déconsidère, mais, au contraire, se libère et se grandit. Les démons du passé, l‘œil de Caïn dans la tombe coûtent bien plus cher. Autant il est insupportable pour les victimes et leurs descendants – et, à travers eux, pour l’humanité tout entière – que les faits ne soient pas reconnus, et que le travail du deuil à l’endroit des morts et du pardon à l’endroit des coupables ne puissent se faire, autant pour ceux qui héritent en mauvaise part d’un crime qui ne laisse pas le choix, la dénégation est la plus coûteuse et la pire des « solutions ». Abaissement moral, haine obligée de l’autre par surcompensation (et, en retour, haine partielle de soi), cordon sanitaire du monde extérieur.
La Turquie, ce grand pays, à l’heure de sa belle expansion, mérite mieux que de porter ce boulet ad vitam aeternam.
Comment sortir ce cercle vicieux, de ce cas de névrose historique sans équivalent, où ce grand pays s’enferme, par crainte de perdre la face, et où il se perd lui-même ?
Des voies existent, qui éviteraient aux autorités et au peuple turc de perdre la face.
Tout reprendre à zéro. Constituer une commission internationale d’historiens, turcs et arméniens compris (ou, à l’inverse, tous deux exclus), sous l’égide d’un organisme moral incontesté. Ne pas tenir le génocide des Arméniens comme fait acquis et établi. Reprendre, archives turques pleinement ouvertes, toute la recherche.
Considérer cette possibilité serait un premier pas. Car le temps presse. Dans trois ans, ce sera le centième anniversaire de 1915.
Il faut, avant cette échéance, et pour la paix des nations, arriver à produire un travail scientifique sans appel, que nul ne puisse plus ignorer. Jetons cette bouteille à la mer.